Enfin, une famille d’adoption
Le 5 février 1938, le domaine du Marais est acquis par Jacques et Simone Lemaigre Dubreuil. Le marais trouve enfin sa famille d’adoption : leurs descendants, regroupés en 1953 dans la société SOMALA (Société du Marais de Larchant), en sont encore aujourd’hui les propriétaires.
Le père de Simone, l’industriel Georges Lesieur, propriétaire du château de Nanteau-sur-Lunain, près de Nemours, est mort et les héritiers ont décidé de vendre. Jacques, qui dirige désormais l’entreprise familiale, et Simone recherchent à proximité un lieu où retrouver le calme, l’espace et la proximité de l’eau qu’ils avaient aimés à Nanteau.
A Larchant, le marais est à vendre pour une somme modique : les années précédentes, une crue très puissante a submergé le domaine, rendant toute culture impossible et décimant tous les arbres. L’immensité du site, sa tranquillité absolue, le mystère de l’eau, la vue sur la tour de l’église du village, séduisent immédiatement les Lemaigre Dubreuil.
Au marais, un joyau Art Déco
En bordure sud du marais sont implantés depuis le Moyen Age des bâtiments de ferme, avec une étable et des constructions servant probablement depuis l’origine à loger les journaliers travaillant dans le marais et les gardiens du domaine. Une « maison de maîtres » a été construite au début du XXe siècle, sans doute sur l’emplacement d’un bâtiment plus ancien. Simone et Jacques, qui fréquentent à Paris les architectes, les décorateurs et les artistes du mouvement Art Déco, décident de transformer radicalement la maison.
Ils demandent un dessin à Pierre Vago, jeune architecte de 28 ans, tout juste sorti de l’Ecole Spéciale d’Architecture. Vago conçoit une villa totalement exotique pour l’endroit, inspirée des constructions contemporaines d’Afrique du Nord. Influencé par Le Corbusier, Pierre Vago (1910-2002) connaîtra une carrière brillante après la guerre : il construit les banques centrales de Tunisie et d’Algérie, des usines, et la basilique souterraine Saint Pie X à Lourdes ; éditeur de la revue L’Architecture d’Aujourd’hui, il fonde en 1948 l’Union Internationale de Architectes.
Le laquiste Jean Dunand (1877-1942), un des plus grands créateurs Art Déco, à qui les Lemaigre-Dubreuil ont commandé plusieurs paravents pour leur appartement parisien sur des dessins du peintre et sculpteur animalier Pierre-Paul Jouve, dessine une fontaine pour le « jardin d’hiver » de la maison. Dunand s’était distingué peu de temps auparavant comme un des décorateurs du paquebot Normandie, lancé en 1935.
Une idée totalement novatrice
Jacques et Simone Lemaigre Dubreuil ont pour le marais une idée totalement novatrice : le maintenir en eau, éviter toute intervention, l’ouvrir aux études scientifiques. La guerre, qui survient un an après leur installation à Larchant, favorisera le « gel » du domaine. Jacques, entre ses incessants va-et-vient entre Paris et l’Afrique du Nord (outre ses responsabilités d’entrepreneur, il participera à la préparation du débarquement allié en Afrique du nord), trouve le repos dans de brefs mais fréquents séjours au Marais. Assassiné en 1955 à Casablanca pour son engagement en faveur de l’indépendance du Maroc, il n’en jouira malheureusement pas longtemps.
La naissance de la réserve naturelle
Dans les années 1960-1970, le marais, laissé à lui-même, était menacé d’eutrophisation : l’accumulation des débris organiques et nutritifs (roseaux, saules etc.) dans une eau stagnante entraînait une baisse de la quantité d’oxygène dissous. L’eutrophisation transforme lentement les lacs en marais, puis en prairie ou en mégaphorbiaies, et finalement en forêt ; la faune (amphibiens, canards, invertébrés) disparaît progressivement.
Pendant toute l’histoire du marais, l’existence d’activités humaines avait préservé le marais de cette décadence : creusement de canaux pour l’élevage de poissons ou le drainage, fauchage des roseaux, pâturage de bovins et de chevaux, exploitation forestière… Il fallait renouer avec cette tradition.
A la fin des années 1970, Jean-Charles de Moustier et Sybille Friedel, petits-enfants de Simone et Jacques Lemaigre-Dubreuil, prennent contact avec le directeur du Muséum national d’Histoire naturelle, Jean Dorst, par l’intermédiaire d’un voisin et ami, le géographe Claude Collin-Delavaud.
Le diagnostic est clair : pour éviter l’eutrophisation, il faut rétablir une diversité d’habitats à l’intérieur du marais.
Des études géologiques, hydrologiques, botaniques, zoologiques sont entreprises en étroite collaboration avec le Muséum. Un réseau de canaux long de 12 km est creusé dans une partie du marais, le reste étant laissé en réserve intégrale. Le 23 juin 1988, à la demande des propriétaires, le marais est classé Réserve Naturelle Volontaire. Le 20 décembre 2007, l’agrément de la réserve sera renouvelé, et celle-ci sera classée en 2008 Réserve Naturelle Régionale.
Vivre au Marais aujourd’hui
Le Marais reste cependant, comme depuis le Moyen Age, un lieu de vie pour les humains. Celle des « habitants du marais » s’y écrit désormais en harmonie avec le milieu naturel. En 1979, Sybille et son mari, Marc Friedel, demandent à un jeune architecte, Jean-Paul Gazeau, de concevoir une maison d’habitation, qui accueillerait également les chercheurs du Muséum de passage au marais. La « maison du marais » est « étudiée en fonction des préoccupations de sauvegarde qui entourent le marais, et ne vise pas seulement l’absence de nuisance, mais aussi l’espoir de permettre une certaine qualité de relations avec le site qui l’entoure » (descriptif de l’architecte) : construction en cèdre rouge du Canada sur une charpente de pin des Landes, conception architecturale « bioclimatique », chauffage au sol à basse température par pompe à chaleur eau/eau, isolation des murs « poussée à la limite de l’investissement raisonnable », épuration des eaux usées par décantation et filtrage, des eaux-vannes par trois lagunages successifs etc.
La « Maison en bois », qui fête en 2009 ses trente ans, apparaît plus que jamais comme une réalisation d’avant-garde. Récemment, les bâtiments plus anciens (« Grande maison », ferme) ont fait l’objet de travaux d’isolation thermique, et les systèmes d’épuration des eaux ont été transformés, afin de diminuer leur consommation énergétique et leur empreinte sur l’environnement.